Cet article est publié dans la revue Dialogue du GFEN de mai 2025 « Repenser l’éducation. Un peu de méthodeS ».
L’autobiographie coopérative avec une classe de BTS
Un outil de l’Économie sociale et solidaire
Engagées dans le groupe de travail Ressourc’ESS de l’ESPER sur l’enseignement de l’ESS, nos différentes expérimentations dans des classes de lycées ou à l’Université, nous ont confrontées à la question des conditions de l’engagement de l’individu dans des pratiques coopératives et démocratiques.
Dans une société qui valorise la réussite individuelle et la concurrence, comment faire pour que les individus tracent un sillon différent, à la fois singulier et axé sur le collectif ?
L’autobiographie coopérative permet de réfléchir sur soi et de mieux fonder un lien social. En termes pédagogiques, elle peut favoriser l’expression, le développement personnel, l’empathie, la créativité et des compétences psychosociales favorisant les apprentissages.
L’autobiographie coopérative est un outil pédagogique, a priori destiné aux adultes en formation à l’ESS et réalisé sur un temps long de plusieurs semaines avec du travail personnel entre chaque séance. Nous avons relevé le défi de le transposer dans une classe de BTS au lycée Comte de Foix d’Andorre en cours de « culture générale et expression » avec la complicité de notre collègue Elda Gahète, professeur de français et d’Elisabeth Perrin, conseillère d’orientation psychologue.
La méthode
Qu’est-ce qui distingue l’autobiographie coopérative d’une autobiographie littéraire ? Tout est dans la méthode qui associe travail individuel et relation coopérative !
D’une part, le dispositif commence par un entretien entre deux personnes. Une qui interroge, écoute et prend des notes (la personne-ressource) et l’autre qui raconte les diverses activités de sa vie (la personne-projet). Les rôles sont inversés par la suite.
D’autre part, l’autobiographie coopérative porte sur des faits publics et positifs (pas de traumas).
Enfin, les participants sont informés dès le début que chacun lira son texte final au groupe, ce qui limite l’expression de l’intime. Lors de cette lecture, le groupe aide le narrateur à identifier ses engagements.
Le dispositif pédagogique
Durée, 6 heures
Tous les documents sont téléchargeables sur le site https://lesper.fr/ressourcess/lautobiographie-cooperative/
Introduction. 10 mn
On présente aux élèves les objectifs de l’exercice et son déroulement.
Les objectifs :
Se remémorer les différentes activités et engagements de sa vie pour prendre conscience de
sa richesse accumulée à travers des pratiques sociales.
- Prendre conscience des compétences invisibles qu’on a pu accumuler.
- Créer du savoir à partir de son expérience.
- Tisser des fils de sa vie et de ses engagements passés pour se préparer à un avenir engagé.
- S’émanciper des déterminismes sociaux en en prenant conscience : construire sa vie comme
une destinée et pas comme une donnée.
Phase 1. 1h15. Premier entretien en binômes
Le groupe est partagé en binômes, qui ne sont ni proches ni en conflit. On distribue à chacun un tableau avec les colonnes suivantes : les années, les activités à l’école ou en formation (y compris la récréation), les activités à la maison (en famille ou avec des amis), les activités sociales (par ex. dans une association) et enfin les activités professionnelles (éventuellement les petits boulots), le contexte économique et politique étant facultatif. Il y a deux rôles.
La personne projet (« narrateur ») se remémore ce qu’il a fait dans sa vie et le raconte à son partenaire. Il se concentre sur les faits, seulement les positifs (rien de triste), et ne mentionne rien de sa vie intime. Il n’écrit pas. Il essaye de raconter dans l’ordre chronologique.
La personne ressource complète le tableau avec les éléments apportés par le narrateur. Il veille à refuser tout ce qui relève de l’émotion, de l’intime ou du trauma (« ça ne nous regarde pas, ou on en parlera après, ou il vaut mieux en parler à un adulte »). Il ne s’implique pas dans l’entretien : il ne réagit pas aux propos et ne parle pas de lui. Son rôle est de prendre des notes, en écrivant les mots de l’autre. Pour cela, il pose des questions pour aider l’autre à retrouver ses souvenirs, en sachant qu’il est lié par un “secret professionnel”.
A la fin de l’entretien, les deux personnes ensemble cherchent à identifier « les fils personnels » c’est-à-dire ce qui fait la spécificité de l’individu, le distingue des autres, le porte, le fait vibrer, revient souvent dans son parcours ou qu’il aime particulièrement, ce qu’il a envie de faire, d’apprendre ou d’apporter aux autres dans son avenir.
Phase 2. 45 mn. Deuxième entretien en binôme
Même travail mais les rôles sont inversés.
Phase 3. 50 mn. Écriture individuelle
Chaque participant récupère le tableau qui le concerne et rédige un texte d’une page en se servant de ce qui a été noté dans le tableau. Il peut ajouter des éléments qu’il se remémore à ce moment-là. Il devient auteur du récit de sa vie.
Phase 4. 50 mn Lecture en groupe entier
Certains participants lisent leur texte au groupe. Ils terminent par les « fils ». La classe aide à préciser
les fils. Pas de jugement, des propositions.
Phase 5. 50 mn. Prise de recul
Chacun peut s’exprimer sur l’exercice (analyse réflexive).
Puis l’animateur fait ressortir des liens entre cette pratique autobiographique et l’ESS, tels que :
- C’est un exercice inventé pour la formation à l’ESS. C’est une démarche coopérative.
- On part de son vécu pour choisir ses engagements, se défaire des idéologies et des
stéréotypes, se connaître, penser par soi-même. Réfléchir sur ce qu’on aime faire dans un
collectif. - Partir de l’expérience pour s’engager et créer des connaissances, c’est ainsi qu’ont été
inventées les mutuelles (santé et assurance), les coopératives (banques, alimentation) les
associations (caritatives, sportives). - La coopération existe dans la société et en économie : l’ESS.
*Les noms ont été modifiés et certains passages abrégés.
Texte 1 Martin (extrait) Je m’appelle Martin, je suis né en 2005. Actuellement ma mère est professeure et mon père travaille dans une administration en Andorre. En 2007, mon unique sœur est née. Et moi je suis à la garderie où tout se déroule parfaitement. En 2011, je rentre en CP. Malgré quelques incidents, ça se déroule assez bien et je commence à me faire de bons amis. Je me passionne pour le foot et commence à supporter mon club favori. En 2014, un nouvel élève arrive en classe, on devient amis, on fait des activités extrascolaires ensemble, puis meilleurs amis. Je le considère comme un frère. En 2017, je rentre en sixième, où je fais de nouvelles connaissances. Au niveau scolaire je suis assez moyen, et je fournis le travail minimum afin de passer l’année. À la maison, des relations tendues apparaissent. J’abandonne les autres activités extrascolaires pour me réinscrire aux art martiaux (judo et karaté). J’apprends l’importance du sport dans la vie quotidienne. En 2018, comme je fais le minimum à l’école, je prends du retard et ma moyenne scolaire descend. A la maison, la relation familiale se dégrade, il est difficile de s’entendre et de vivre ensemble. En 2019, très fortes difficultés au niveau académique, et à la maison la relation stagne. En 2020, en troisième, j’évite le redoublement. La relation familiale se dégrade , je passe toute mes journées dehors avec mon meilleur ami. On fait la rencontre de nouvelles personnes. Je fais ma première expérience professionnelle et je commence à apprendre le monde professionnel. En 2021, mon père décide de m’envoyer dans un internat en France. La relation familiale est inexistante. Je fais des boulots d’été. Je me passionne pour la musique et la poésie et je commence à écrire mes propres textes. Ça me libère. Peu à peu, j’apprends à être indépendant. En 2022, je suis expulsé de l’internat. Je rentre en Andorre et je passe mon temps libre avec mon meilleur ami et les connaissances faites en dehors du lycée. Je commence une relation amoureuse qui durera six mois. Je ne rentre plus à la maison dû à la mauvaise relation familiale, je passe tout mon temps avec mon meilleur ami. Je tombe dans des addictions. Mes parents m’envoient dans un centre de mineurs. J’y fais la connaissance de personnes qui ont eu des vies très difficiles. Je fais des boulots d’été. En 2023, après 6 mois enfermé, je sors du centre et je reviens en Andorre, où je vais directement revoir mon meilleur ami qui ne m’a pas oublié. En 2023 j’ai réussi le bac STMG sans le préparer du tout et j’ai été admis en BTS. |
Texte 2 Alexia (extrait) Je m’appelle Alexia, je suis née en 2005, j’ai actuellement 18 ans et je vais vous raconter un peu ma vie. En 2008, j’ai eu un accident à l’école, je me suis ouvert la tête sur un radiateur ce qui m’a provoqué des traumatismes à l’hôpital mais grâce à cet accident, j’ai appris à être plus attentive. En 2019, j’ai adopté un chat ce qui m’a fait avoir des responsabilités et maturité qu’avant je n’avais pas. Il me fait oublier les problèmes quand je joue avec lui, Tamagotchi, te amo. J’aime passer du temps avec ma meilleure amie parce qu’ensemble c’est impossible de ne pas rigoler. J’aime avoir des points communs avec elle. J’aime passer du temps avec mon petit ami parce qu’avec lui j’ai la sensation de protection. Aussi j’aimerais apprendre médecine parce que c’est un métier que je respecte et cela m’attire, pour sauver des gens, les soigner. Ma mère me disait toujours que je serais une très bonne infirmière. De plus, j’aimerais apprendre à ne pas écouter ce que pensent les gens de moi et avoir plus de confiance avec moi. Ensuite j’aimerais apprendre à jouer de la guitare espagnole, c’est un instrument qui m’a toujours attirée. J’aimerais donner à la société plus de maturité, j’évoluerai moi mais les autres aussi, un peu. |
Analyse d’Elda Gahete, professeure de français (extrait)
« Il me semble toujours bénéfique d’ouvrir la classe à l’inhabituel, à quelqu’un d’autre, à une autre façon de faire, de travailler, de parler et de regarder les élèves. Et le fait que l’expérience ne soit pas purement littéraire, me semble aussi très enrichissant dans le rapport que ces étudiants et moi pouvons tisser : ils peuvent ainsi me voir dans un domaine que je ne maîtrise pas vraiment, dans un dispositif où je laisse quelqu’un d’autre faire des suggestions, dans un travail collaboratif, d’échange, de discussions, de mise au point et de réflexion en mouvement. Sachant en plus que de la dizaine d’étudiants en question, la plupart ne sont pas francophones natifs, que les difficultés de la maîtrise de la langue française sont au cœur de leurs difficultés scolaires et que tous, à l’exception d’un étudiant, francophone, viennent du lycée professionnel, ce projet inédit pour eux et pour moi, me semblait une bonne façon de réduire l’écart qui peut parfois se creuser entre des élèves en
difficulté et le professeur.
Par ailleurs, le cœur de ce projet repose sur une idée centrale pour apprendre et travailler de façon sereine : prendre conscience de ses qualités, de son parcours, de ses blocages et pouvoir mettre en voix, pour soi-même et pour les autres, avec justesse, ses fils personnels. L’idée devient en réalité assez littéraire : en cherchant sa voix, on trouve sa voie, pour reprendre la formulation de J.-F. Draperi.
Le bilan de ce travail qui a finalement duré six heures est double. D’abord, la dimension émotionnelle, tout à fait contenue par le dispositif même du projet et par notre conviction délicate mais ferme, que nous ne voulions pas verser dans l’intime et le larmoyant, m’est apparue de façon très nette : mon propre questionnement sur mon parcours et l’écoute de la façon dont les étudiants ont réussi à parler du leur, avec transparence et confiance en la sympathie de leurs auditeurs, ont été une base saine pour travailler ensemble. Ils ont vu qu’ils pouvaient me faire confiance, ils ont vu que Sylvie et moi portions sur eux un regard bienveillant et tolérant, que nous souhaitions mettre en avant ce dont ils étaient capables. Ensuite, ce travail leur a ouvert une porte pour se saisir de la parole, de l’écriture, de la communication dans un but positif : sans forcément en être conscients, je pense qu’ils ont senti que le langage, écrit ou oral, avec lequel ils ont souvent des difficultés, au moins dans le cadre scolaire, peut être un outil pour prendre confiance en eux, pour apporter quelque chose aux autres, pour tisser des liens et consolider leur propre histoire. »
Analyse d’Elisabeth Perrin, conseillère d’orientation psychologue (extrait)
« L’exercice était difficile :
- Leur langue maternelle n’étant pas le français et le niveau scolaire des sept titulaires d’un Baccalauréat professionnel peu orienté vers la culture générale, ils sont très peu à l’aise avec l’écrit. Seul le titulaire d’un baccalauréat technologique a vraiment appliqué les consignes. Ayant souvent un passé douloureux, pour certains, marqué par des difficultés familiales et pour presque tous par des échecs scolaires, une prise de distance dans leur récit, dégagée des affects, est une consigne très difficile à appliquer. On sent les affects affleurer, aussitôt réprimés. Chez tous, on voit dans leur histoire, l’intérêt presque exclusif pour les attachements aux amis, à la famille, aux animaux de compagnie, et pour la découverte de l’amour. L’aspiration à être « tranquille » revient chez plusieurs d’entre eux, comme s’ils étaient aux prises avec une pénible agitation intérieure.
- Leur histoire scolaire ne leur donne pas une image très valorisée d’eux-mêmes et ils préfèrent ne pas en parler, sauf celui qui a un bac technologique… ou bien alors, c’est l’école primaire qui est citée comme ayant été positive dans leur vie, comme si leur scolarité s’était achevée en fin de CM2. L’accès en BTS n’est jamais signalé. Ce pourrait être une réussite qu’ils mettraient en valeur, mais ils savent qu’en Andorre tous les candidats sont admis, ce qui dévalorise leur admission. En revanche, ils parlent de leurs activités sportives dans lesquelles ils ont pu s’épanouir.
- Encore très englués dans leurs problèmes affectifs, leurs amours et désamours, et ayant beaucoup de mal à se projeter dans l’ESS, ils signalent des acquis vagues et stéréotypés : la maturité, par exemple, à plusieurs reprises. Une fois encore le titulaire du Bac techno fait exception : s’étant mis en danger avec des addictions dans son parcours, il pense avoir appris de ses erreurs et pouvoir conseiller les autres. Mais chez la plupart des autres, on peine à voir la cohérence entre leur récit et l’enrichissement de leur expérience en vue de l’ESS. En fait, ils ne savent pas. Mais peut-être cette introspection imposée les aura-t-elle fait progresser dans la connaissance de soi, même si le verbaliser leur est difficile. »
Conclusion
On peut être frappé par les différences d’analyse entre l’enseignante (très positive) et la psychologue scolaire (plus réservée). En réalité, elles soulignent à elles-deux les avantages et les points de vigilance de l’exercice. L’enseignante, au contact des élèves, relève la confiance en soi et le lien généré dans le groupe, ainsi qu’une ouverture à maniement de la langue, preuve d’une pertinence de l’exercice en cours d’expression. D’autres enseignants pourraient s’en saisir différemment. La conseillère d’orientation attire l’attention sur des difficultés. Les aspects émotionnels et les stéréotypes rappellent l’importance de bien expliquer la méthode et de (faire) dire des faits (par exemple : quel boulot ? quel instrument de musique ?). Les liens avec l’ESS sont ténus mais à ce stade, l’inverse serait surprenant. L’essentiel est de prendre conscience de ses engagements personnels positifs et d’avoir l’information que l’ESS peut constituer un environnement pour les exprimer. La suite relèvera de la liberté et des choix de chacun.
Article rédigé par :
Alexandrine Lapoutte, Maitre de conférences en sciences de gestion à l’Université Lumière Lyon 2
Sylvie Cordesse Marot, Professeure d’économie et gestion
Merci à Estève Aubouer, IA-IPR économie et gestion, pour sa relecture attentive
Membres du groupe Ressourc’ESS de L’ESPER
Si vous utilisez l’autobiographie coopérative en classe, nous serions heureuses d’avoir vos retours.
Contacts : alexandrine.lapoutte@univ-lyon2.fr, scordesse@outlook.fr